Louise Weiss, dans le discours d’ouverture du Parlement Européen, en 1979, prononçé en qualité de doyenne – elle avait 86 ans – soulignait: « Les institutions communautaires ont fait des betteraves, du beurre, des fromages, des vins, des veaux, voire des cochons européens. Elles n’ont pas fait d’hommes européens. Ces hommes européens existaient au Moyen Âge, à la Renaissance… C’est une question d’âme ». Au cours d’un entretien, elle précisait : "On m'a écoutée parce que je crois que j'ai fait passer une flamme dans le coeur et dans l'esprit de mes auditeurs et qu'ils ont tous compris que l'Europe était après tout une question d'âme et pas seulement de gros sous."
Comprise, Louise Weiss ? Pas si sûr !
Ou du moins, la flamme semble éteinte,
tant la lecture du texte  de Georges Bernanos ci-dessous
est d’une inquiétante actualité…alors qu’il fut écrit en un temps
où l’institution Européenne n’existait pas encore.

   Le drame de l’Europe est un drame spirituel, le drame de l’Europe est un drame de l’esprit. On compte plus d’une espèce de drame spirituel, et le plus grave de tous, et qui décide de tout, c’est assurément celui dont chaque être donne tôt ou tard, et une seule fois, le spectacle, lorsque s’arrache de lui le souffle de l’esprit. L’Europe vit-elle encore ce drame, ou l’a-t-elle déjà dépassé ? Il est très difficile de le dire, car on ne saurait se fier là-dessus aux apparences matérielles.

   Un cadavre est essentiellement, cela va sans dire, une chose inanimée, privée d’âme. Mais ce n’est pas une chose inerte. Le cadavre est, au contraire, tout frémissant, tout vibrant, tout grouillant de mille combinaisons nouvelles, dont l’absurde diversité se  retrace dans les diaprures et les chatoiements de la pourriture.  Ces histoires ne sont pourtant pas une histoire.

   Le cadavre en décomposition ressemble beaucoup  - si un cadavre peut ressembler à quelque chose – à un monde où l’économique l’a emporté décidément sur le politique, et qui n’est plus qu’un système  d’intérêts antagonistes inconciliables, un équilibre sans cesse détruit, dont le point doit être cherché toujours plus bas.

   Le cadavre est beaucoup plus instable que le vivant et si le cadavre pouvait parler, il se vanterait certainement de cette révolution intérieure, de cette évolution accélérée qui se traduit par des phénomènes impressionnants, par des écoulements et des gargouillements sans nombre, une fonte générale des tissus dans une égalité parfaite ; il ferait honte au vivant de sa relative stabilité ; il le traiterait de conservateur, et même de réactionnaire, car c’est une justice à lui rendre, toute réaction lui essentiellement impossible…

   Oui, il se passe beaucoup de choses, énormément de choses à l’intérieur, ou même à l’extérieur d’un cadavre, et si vous demandiez leur avis aux vers et qu’ils fussent capables de vous le donner, ils se diraient engagés dans une prodigieuse aventure, la plus hardie, la plus totale des aventures, une expérience irréversible.

   Et pourtant, il n’en est pas moins vrai qu’un cadavre n’a pas d’histoire, ou, si vous aimez mieux, son histoire est une histoire admirablement conforme à la dialectique marxiste de l’histoire. Il  ne s’y trouve pas de place pour la liberté, sous quelque forme que ce soit, le déterminisme y est absolu. L’erreur du ver de cadavre, aussi longtemps que le cadavre le nourrit, est de prendre une liquidation pour l’Histoire.


Georges BERNANOS – La liberté, pourquoi faire ? 
p.192-193 - Gallimard 1953

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