Nous poursuivons la publication de l'article "Capitalisme financier", paru dans la revue de l'Action Familiale et Scolaire.

  II - TALON D’ACHILLE ET EMBUCHES

    21 - Capitalisme familial et contexte économique.
    22- Fragilité de l’affectio familiae
    23- Précarité du patrimoine immatériel  
    24- Obstacle idéologique
    25- Un carcan idéologico-fiscal
    26- Des orientations bienfaisantes

2 - TALONS D’ACHILLE ET EMBUCHES

21 - Capitalisme familial et contexte économique.

   Les propos tenus en 2001 par le Président Directeur Général d’une entreprise familiale, manager choisi par la famille pour pallier une carence de compétence en interne, illustrent bien les difficultés à affronter :
«Notre industrie est une industrie lourde, qui mobilise d’énormes capitaux, pour une rentabilité très minime. Dans notre profession, les entreprises familiales ont disparu les unes après les autres, entrant dans le giron de grands groupes anglo-saxons, américains et allemands, qui restructurent, coupent, découpent, dépècent, saignent...Nous sommes un des derniers groupes français, employant 1230 salariés, dans 9 sites, possédé à 70% par le patron et sa famille. Réputation à l’extérieur : “La société XYZ? C’est comme au marché aux bestiaux : Tope là! Avec eux, c’est la parole donnée”. Même son de cloche à l’intérieur : “M., le patron (propriétaire/actionnaire), il est dur mais réglo”.
A la distribution de dividendes aux actionnaires est préféré depuis plusieurs années l’investissement de toutes les ressources, en raison des difficultés conjoncturelles et de la frilosité des banques. Mais, que l’entreprise gagne ou perde de l’argent, l’I.S.F.touche la plupart des actionnaires familiaux, riches d’un capital « virtuel », puisqu’ils paient l’ISF sur la valeur de l’entreprise.
Quel avenir pour cette entreprise qui, dans un contexte économique difficile, sort à peu près son épingle du jeu? Les actionnaires familiaux ne peuvent pas acheter les parts du patron en place, vu la valeur de l’entreprise, sans parler du montant des droits de transfert. Pour sauvegarder l’esprit familial, resterait la solution d’un rachat  par les salariés... qui ne pourront jamais s’endetter à hauteur de sa valeur. D’autant que le système financier français est épuisé par des décennies de gabegies et ne tient pas à se lancer dans des opérations dont la rentabilité est minime par rapport aux investissements. Alors, ne restera plus que la solution d’une vente à l’étranger
».
Ce ne fut même pas la solution, puisque en 2008, après de multiples péripéties, aucun repreneur, tant français qu’étranger ne se présentant, le tribunal de commerce sifflait la fin de partie, les difficultés mondiales de la profession ayant raison de la volonté de poursuivre des actionnaires familiaux. 

22- Fragilité de l’affectio familiae 
   Les traits caractéristiques des entreprises à capitaux familiaux ne doivent pas occulter les difficultés qu’elles éprouvent, de par leur nature même.
   Les pages qui précèdent ont tenté de faire ressortir les constituants essentiels de ce qui fait leur succès, bien au-delà des questions de capital financier. Ce sont des biens immatériels, des convictions et un état d’esprits partagés, un sens de l’intérêt général... qui fondent la solidité et la pérennité de telles entreprises. Que ces références communes s’affaiblissent ou disparaissent entre les membres de la famille détentrice du capital, l’entreprise est menacée. Ce qui peut se produire si, pour obtenir des fonds, le  nombre d’actionnaires croît trop rapidement ; alors, l’indispensable affectio familiae peut en souffrir.

23- Précarité du patrimoine immatériel  
   Par ailleurs, la transmission de l’entreprise familiale d’une génération à l’autre est toujours une période critique, particulièrement le passage à la deuxième génération. Les fondateurs ont constitué un patrimoine, un capital immatériel tout aussi important que le capital matériel, sinon plus : principes, connaissances, savoir-faire et méthodes, tissu relationnel, état d’esprit, références morales…Autant d’éléments du capital immatériel portés par les membres de l’actionnariat familial, difficiles à évaluer ! Or c’est une donnée essentielle de l’entreprise familiale qui a fécondé les relations de l’entreprise dans ses relations avec l’extérieur : fournisseurs, sous-traitants, clients, administrations.... Pour peu que les héritiers dirigeants ne maîtrisent pas ce capital immatériel, l’entreprise s’en trouve fragilisée. Le fondateur qui en néglige l’importance et ne  prépare pas ses successeurs, tout comme un événement soudain (décès Poîlane, Michelin), peuvent porter un coup fatal à l’entreprise. Il y a quelques années, les déboires de Moulinex n’ont pas eu d’autre cause que l’impossibilité - l’incapacité ?- du fondateur à constituer le noyau de succession. L’entreprise a été livrée aux jeux troubles des marchés financiers et à la guerre des clans.

24- Obstacle idéologique
   La question de la transmission est cruciale. Seulement près de 10 % des entreprises de plus de 10 personnes feraient l’objet d’une transmission familiale, ce qui révèle une faiblesse notoire de la France, sachant qu’en Allemagne ce taux est de plus de 50 % et en Italie de plus de 70 %. Les raisons sont multiples. Mais il semble bien que le principal obstacle, typiquement français, soit idéologique.
   La lutte des classes a empoisonné le monde du travail pendant des décennies, au point que des patrons dans les années 1970, n’osaient plus avancer leur qualité…et qu’il est toujours de bon ton d’opposer patrons et salariés, comme si l’entreprise et ses clients n’étaient pas le bien commun dont il faut prendre soin.
   Par ailleurs, le slogan des 200 familles lancé par Daladier en 1934 a contribué à jeter l’opprobre sur le capitalisme familial. 
   Enfin, l’égalitarisme, un des éléments du trépied de notre république, a sans aucun doute contribué au discrédit de celui qui réussit, à plus forte raison, de celui qui hérite, l’égalité érigée en dogme étant mère nourricière de la jalousie. 

25- Un carcan idéologico-fiscal
   Dans « La réussite des entreprises familiales » paru en septembre 1996, Octave Gélinier mentionnait une liste, non exhaustive, de 75 entreprises à capitaux familiaux vendues à l’étranger entre 1991 et 1996. 
   Parmi elles, des pièces maîtresses du patrimoine français - Biscuits St Michel, Kis, Chaffoteaux et Maury, Saunier Duval, ELM Leblanc, imprimerie Jean Didier, Babyliss, Pains Turner, Biscuiterie Gardeil, Jambon d’Aoste, Brossette...- furent mises à l’encan, avec le cortège habituel de conséquences : rationalisation des productions, suppression d’effectifs, centres de décision «délocalisés», pertes d’emplois, fuite de cerveaux, diminution des recettes fiscales...pour finalement être digérées ou disparaître.
   L’Association Syndicale des Moyennes Entreprises Patrimoniales attira alors l’attention du ministère des finances sur la question des droits de succession, principale cause de cet état de fait. Le fisc exposa clairement sa position dans la Note Bleue de Bercy n°53 du 16 décembre 1994 : «Il y a encore malheureusement, en France, un sentiment d’échec à vouloir se séparer de son entreprise».  A l’argument que les autres pays européens n’étaient pas pénalisés par de telles mesures fiscales, Bercy rétorquait : «Les exemples britanniques et allemands sont réels : ces pays ne connaissent quasiment pas, dans la pratique, de droits de succession... ce qui explique d’ailleurs que les écarts du patrimoine y soient considérablement plus grands qu’en France. Ce n’est pas le choix fait globalement en France».
   Peu importait que le patrimoine industriel soit détruit, avec disparition des emplois... ainsi que  les recettes fiscales y afférant, pourvu que soit respectée l’idéologie égalitaire, qui mettait les entreprises familiales françaises en situation d’infériorité – donc d’inégalité – avec celles des autres pays.

26- Des orientations bienfaisantes
   Les actions réitérées auprès des gouvernements successifs ont permis peu à peu de rétablir un fragile équilibre. Ainsi que le souligne Yvon Gattaz, des mesures prises au cours de la première décennie du siècle ont permis de « stopper une hémorragie qui vidait de son capital tout un réseau d’entreprises moyennes dont par ailleurs on nous dit tous les jours l’importance pour l’économie française, l’innovation, l’exportation, la compétitivité, la croissance et également l’emploi ».
   De l’avis des experts, ce qui est appelé Pacte Dutreil, du nom d’un ancien ministre des PME, est un outil efficace, qui permet de préserver la pérennité des entreprises au moment de leur transmission, qu'elle soit subie, en cas de décès ou choisie, en cas de donation. Depuis quelques années, ces nouvelles orientations ont préservé les entreprises à capitaux familiaux
« …qui étaient regardées il y a peu comme des modèles un peu ringards, souligne le rapport Ernst & Young ; on se rend compte aujourd’hui qu’elles étaient naturellement programmées pour résister à la crise…Une gestion de bon sens faite d’équilibre et de modération qui va leur permettre de se développer en dépit de la conjoncture ».

NATURELLEMENT PROGRAMMÉES ?

Gestion de bon sens  appuyée sur la constance d’une visée à long terme, la volonté de transmettre, une prudence financière qui se traduit par une indépendance à l’égard de la finance et un endettement limité, des dividendes distribués parcimonieusement, des bénéfices réinvestis,
un enracinement dans le réel, un respect des hommes propice à la promotion interne et à la formation, d’où un climat social plus confiant car plus protecteur, tout étant ordonné au respect du produit, du service, du  client.
Finalement la gestion des entreprises à capitaux familiaux ne se ramènerait-elle pas à une gestion de bon père de famille ? Le fait que ce constat d’une relative bonne santé des entreprises familiales soit international conduit à mettre en évidence que leur fécondité et leur efficacité, dans le temps, ne sont pas dues au « génie français », mais bien à la structure même et à l’esprit de l’organisation qui répond le mieux à ce que doit être l’économie, affranchie du pouvoir abusif de la finance, servante et non maîtresse.
De là à affirmer qu’elles sont naturellement programmées, c’est à dire plus conformes à la nature humaine…Il fallait que ce soit une affirmation du cabinet Ernst & Young ! Nous avons tendance à le penser aussi !


    Nous réitérons nos remerciements à l'Action Familiale et Scolaire de nous avoir permis de publier cette étude sur notre site.


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