Un  débat politico-économique, comme la radio en offre à longueur d’antenne, confrontait politiciens de « droite » et de « gauche ».

     L’intérêt des échanges ne résidait pas tant dans le sujet que dans la capacité des protagonistes à ne prendre en compte que certaines réalités, écartant délibérément des évidences gênantes pour leur thèse. De tout bord, opérait l’esprit de système qui se caractérise par une rupture – jusqu’à l’absurdité et l’aberration – entre les idées et l'ensemble des réalités, entre l’intelligence et la vie ; l’intelligence étant d’abord la faculté de « lire au dedans » (intui legere), de saisir le réel. Technocratie et  idéologies en sont des illustrations saisissantes. Elles procèdent d’une méconnaissance, d’un mépris ou d’un refus du réel. Esprit de système et réalisme sont antagoniques.
     Une scène de Chaplin stigmatise bien ce tour d'esprit. Parmi un lot de valises, Charlot, qui part en voyage, en choisit une. C'est son idée, son système de rangement ; il ouvre ensuite l'armoire, qui contient la réalité de ce qu'il doit emporter. Mais il tient à faire entrer dans la valise tous les vêtements entassés. Alors, de fortes pressions permettent de boucler la valise : les réalités sont quelque peu "froissées". Las ! Cela ne suffit pas : de tout côté dépassent jambe de pantalon, manche de chemise et autre cravate. Charlot ne s'embarrasse pas de ces réalités qui n'entrent pas dans son système de rangement : il s'empare d'une paire de  ciseaux et, en deux temps trois mouvements, coupe tout ce qui dépasse.
Ce tour d'esprit n'a pas d'âge; en témoigne le personnage de Procuste dans la mythologie grecque. Terreur de l’Attique, ce brigand, pourchassé et éliminé par Thésée, allongeait sur un lit de fer  les voyageurs capturés : si ils dépassaient, il leur coupait les pieds ;  si ils étaient trop petits il les étirait jusqu’à ce qu’ils touchent tête et pied de lit.  

     Lorsque l’esprit de système inspire l’action…il mutile  le réel : il coupe tout ce qui dépasse. Car, dans leur diversité, leurs inégalités, les hommes et leurs multiples sociétés n’entrent jamais pleinement dans les catégories, les statuts, les grilles, les normes, les classifications, le système ! Tout ce qui est vie n’est pas simple ! Sauf aux yeux de l’idéologue ou du technocrate.

     Pour nos débateurs, seuls n’avaient d’intérêt que les faits économiques, leur analyse ne portait que sur la facette quantifiable des réalités. Gouverner les hommes se ramenait à «faire de l’économie », à chiffrer, à dresser courbes et statistiques, à analyser flux et échanges…au travers des rapports de force mondiaux. De tout bord, nous était resservi le plat de l’idéologie marxiste à la sauce libérale. Comme si toute la vie, la vraie, n’était pas faite de milliers de réalités « qui n’ont pas de prix », ne se mesurent pas et ne sont pas le fait de « luttes » ! Il y a beaucoup d’autres biens qui « impriment » un art de vivre en société et les relations entre les personnes. Le beau, la famille, la courtoisie, la terre natale, la confiance, l’autorité, Dieu, la fidélité, l’humour, les liens d’amitié, l’esprit d’équipe …sont autant de réalités qui ont des conséquences économiques et peuvent engendrer ou limiter les rapports de force.

     L’homme de système jette sur la vie un regard borné et réducteur, prétend tout  expliquer et organiser à partir de réalités sélectionnées. Par essence, il est totalitaire : si les autres réalités n’entrent pas dans ses modèles, il les rejette…et lorsqu’il est au pouvoir, il les viole ou les détruit. Tel Procuste. 

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