Le MANAGER ANTHROPOPHAGE

  


  
Dans la mythologie grecque, Kronos, craignant d’être écarté et éliminé par ses propres enfants, dévorait sa descendance. La Grèce antique en a fait le mythe de la tyrannie. Platon dans La République, reprend ce thème pour dresser les caractéristiques de ce mode de gouvernement : le tyran, qui se veut l’égal des dieux, « absorbe » son peuple.

 

  Kronos a l’appétit vorace. « Combien » est son obsession. Le temps lui manque toujours. Toujours entre deux : entre deux rendez-vous, entre deux voyages, entre deux réunions. "Combien ?" de temps, de marge, de coûts, de stock, de rebuts… D’ailleurs, "Combien ça va ?" lui tient lieu de bonjour matinal, lorsqu’il salue le responsable du poste de nuit. Sa préoccupation n’est pas de savoir si toutes les conditions étaient réunies pour bien produire. Il n’a pas de temps à perdre avec des détails aussi mesquins que le bon fonctionnement de l’outil, la présence ou le moral des équipiers, la disponibilité du service maintenance ou la qualité des appros… Seul l’intéresse le résultat. A croire qu’il n’a qu’instruments de mesures en guise de cerveau.
   Chiffres, courbes, statistiques, organigramme, notes et procédures sont pour lui le reflet de la vraie vie, tant il est convaincu que "rien ne vaut une bonne administration pour  gouverner" les hommes. Car il lui est évident que seule une rigoureuse organisation des activités conditionne le bon taux d’utilisation des matériels. Ce qui rend négligeable, voire inopportune, l’attention de tous les instants que ses managers pourraient porter aux hommes. Encore qu’il leur concède la nécessité de « faire du social ».
   Il place « ses » hommes dans l’organisation – d’aucuns parlent « d’indics » - afin de pouvoir la surveiller, par crainte d'être mis en infériorité, dans un milieu hostile où, pense-t-il,  "l’homme n’est qu’un loup pour l’homme".
   Ce n’est pas que l’espèce à laquelle il reconnaît appartenir ne l’intéresse pas. L’Homme est important, l’Homme avec un grand « H ».  Mais il ignore totalement ce qu’est un être de chair. Les hommes se réduisent à l’épaisseur d’une feuille de papier, portant matricule et plus ou moins noircie selon leur ancienneté. Cependant, il se targue d’être un manager social. Aussi lance-t-il régulièrement un nouvel outil de management, glané au concours Lépine du gadget social.  Les réunions sont perte de temps ; cela est vrai vis à vis de son encadrement. Par contre, il ne rate que rarement la liturgie légale des rencontres avec les représentants du personnel ou des syndicats. Il lui plaît de les occuper avec « des os à ronger » ; voire, pour montrer son intérêt pour les travailleurs, de leur accorder ce qu’il a refusé à sa maîtrise. Il se veut farouche défenseur du dialogue social.
  
Il parle de synergie mais évite le travail d’équipe, de sorte que chacun ne voit bien que son segment d’activité. Le "one to one" lui permet des assertions à géométrie variable suivant l’interlocuteur.
   Si il change régulièrement les chefs de poste, c’est pour  éviter la routine: "Vu son potentiel, il ne peut pas rester là", avance-t-il ! Certains prétendent qu’ainsi il est assuré qu’ils ne maîtriseront jamais leur fonction et leur équipe. Manager, c’est "tout reporting", comme il se plaît à dire. Encore le circonscrit-il par de  seuls critères  d’efficacité comptable qui ne prennent pas en compte les talents que développent ses propres managers pour leurs équipes. En effet, passer la majeure partie de son temps avec ses hommes est contre productif ; le management à distance est la clé de l’efficacité,  si "les gens  savent ce qu’ils ont à faire". Les hommes, "ça doit marcher tout seul ", comme le transfo ou le compresseur. Il ne s’y intéresse qu'en cas de panne.

   La communication est pratique essentielle…dans ses propos. Au point que les e-mails sont le vecteur privilégié de ses directives, reproches et autres explications de gravures. Il ne veut pas voir que « écran », fut-il celui de son ordinateur, signifie aussi « obstacle ».

 

   Le client, cela va de soi, est au cœur de l’entreprise. Par ses commandes renouvelées, il reconnaît le bon travail, cela est vrai…Alors, pourquoi féliciter, quand on est manager ? " Ils ont du travail, c’est la meilleure reconnaissance ! ", lâche-t-il, lorsqu’un de ses collaborateurs évoque la possibilité de faire un geste envers tel ou tel.
   Evitant le terrain, il s’en tient précautionneusement à l’écart ; le contact avec les réalités humaines et matérielles pourrait heurter idées et projets conçus dans son superbe isolement. Lors de ses rares contacts, le papier qui traîne dans l’atelier ou le bureau encombré, le moindre dysfonctionnement constaté sont l’occasion d’une remise en cause publique de l’autorité locale. 

 

  D’ailleurs, il est convaincu que "l’ère des chefs est terminée". Du moins, à des niveaux subalternes au sien. Place aux animateurs. Pour favoriser la responsabilisation des « exécutants », il est à ses yeux indispensable "d’élaguer  le management de proximité", qu’il qualifie à voix basse de "petits chefs". En contrepartie, il renforce le central. Ainsi ceux qui n’ont qu’une vague idée des réalités et des contraintes de la réalisation exercent le pouvoir  que devraient avoir ceux qui ont compétences, expérience et pratiques. A cela, est adjoint un contrôle comptable et financier tatillon qui satisfait son envie de tout chiffrer, car tout est quantifiable. Si "tout est bien verrouillé" par un bon appareil administratif, la délégation est, à ses yeux, pratique essentielle, 

   C’est que l’homme est une variable difficilement maîtrisable, alors, mieux vaut le neutraliser.

 

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