Les propos qui suivent sont peut-être passés inaperçus de beaucoup de nos correspondants.
Ils sont de Yves Vilagines pour LEntreprise.com, publié le 03/09/2012. Ils retracent la "conversion" d'un professeur de grande école devenu chef d'entreprise, confronté aux réalités humaines du quotidien. C'est un réel plaisir que de les porter à la connaissance de nos lecteurs.
Les secrets d'un prof d'HEC devenu entrepreneur

André Tordjman, 59 ans, a eu trois vies professionnelles : professeur dans la prestigieuse école de commerce, directeur du marketing chez Auchan et créateur de l'enseigne Little Extra. Passé de la théorie à la pratique, ce docteur ès sciences de gestion nous fait part de ses conseils.

L'entretien d'embauche a duré cinq heures. Gérard Mulliez, l'emblématique créateur d'Auchan, a pris le temps de jauger son futur directeur du marketing. Et pour cause... Lui qui se méfie tant des donneurs de leçons et des consultants, rencontre un professeur de marketing spécialisé dans la distribution.
Le candidat s'appelle André Tordjman et il enseigne à la prestigieuse école de commerce HEC depuis dix-sept ans. La conversation est animée et se poursuit même dans la voiture qui ramène André Tordjman à la gare de Lille. Le patron demande alors au professeur ce qui, selon lui, est le plus important dans une entreprise comme Auchan. "Le client", répond l'enseignant. "Non, rétorque Gérard Mulliez. Le plus important, c'est le personnel." Malgré ce désaccord, le prof d'HEC décroche le poste, et troque sa salle de classe pour les rayons des hypermarchés pendant sept ans, jusqu'au retrait de Gérard Mulliez en 2006. Mais ensuite, il ne quitte pas la famille Auchan pour autant. La même année, André Tordjman devient "intrapreneur" - c'est-à-dire créateur d'entreprise pour le compte du groupe - et lance la chaîne de magasins d'objets tendance, Little Extra. L'enseigne compte aujourd'hui 10 boutiques et continue son développement avec le soutien du groupe de distribution. Son patron, au parcours atypique, fait donc l'expérience de la création, et se rend compte qu'entre la théorie enseignée à l'école et la réalité du business il existe parfois des fossés.

Le personnel avant les clients
"Lorsque, sur le chemin de la gare, Gérard Mulliez m'a affirmé que le plus important dans une entreprise était le personnel, sur le moment je ne l'ai pas cru, se souvient André Tordjman. Je ne l'ai pas cru jusqu'à ce que je crée moi-même mon premier magasin Little Extra." Pour l'ancien prof, l'une des différences majeures entre ce que l'on enseigne et la réalité du terrain est l'humain et son management. "Vous ne faites rien si les gens ne sont pas avec vous. La vraie performance n'est pas d'avoir la meilleure stratégie mais qu'elle soit comprise et mise en oeuvre par le plus grand nombre. Et de cela, on ne parle pas à l'école." En termes d'organisation et de management, André Tordjman a retenu un mode de fonctionnement le plus proche possible de celui d'une start-up, où chaque employé est responsabilisé. Ainsi, dans les 10 magasins que compte l'enseigne, la polyvalence est la règle. "Tout le monde peut encaisser, tout le monde peut réceptionner les produits, tout le monde peut les mettre en place." Lui-même a choisi d'installer son bureau dans le magasin de Maurepas (78). On y entre en passant obligatoirement par la boutique. Geste symbolique, un peu démago ? Pas seulement. Le siège et l'entrepôt central sont délibérément accolés au magasin. En tout et pour tout 8 personnes travaillent autour du créateur : administratifs, achats, marketing, logistique... Chez Little Extra, on appelle cela les services d'appui, pour bien marquer que le siège n'est pas uniquement un poste de commandement.
L'entreprise, lieu d'imprévus
"L'enseignement décrit un monde parfait, rationnel, sans perturbation. Or, l'entreprise est une situation imparfaite, faite d'imprévus : l'humeur d'un collaborateur, le retard d'un fournisseur... Malgré cela, vous devez prendre des décisions claires, et le faire vite. Quand on entreprend, il faut apprendre à renoncer. Car, dans la réalité, on ne dispose pas de 6 millions d'euros mais de 600 000 euros, on n'a pas six mois devant soi mais six jours et on n'a pas 60 collaborateurs mais 6 !"
En devenant entrepreneur, l'ex-professeur a pris conscience des limites des modèles théoriques et de la nécessité de faire avec peu. Mais il ne rejette toutefois pas tout en bloc. Loin de là ! Sa science lui a permis de ne pas s'égarer, de gérer les priorités et de mieux comprendre ce qui était essentiel.
L'as du marketing a, par exemple, pris du recul par rapport aux études de marché. "Je ne dis pas que les études sont inutiles, mais se reposer seulement sur elles n'est pas suffisant. Aujourd'hui, si je devais choisir entre dix jours d'observation et 10 000 euros d'études, je choisirais d'observer. Que ce soit à l'école ou dans un grand groupe, la compréhension du marché est souvent gérée par procuration. L'étude de marché sert à se rassurer ou à justifier une décision. Selon moi, il existe des responsables marketing qui n'ont jamais rencontré de consommateur."
Arrêter de penser avec le tableur Excel
Un matin, l'une de ses deux acheteuses se présente dans son bureau avec un jeu de Monopoly en chocolat. Elle hésite... Combien faut-il le vendre ? Combien faut-il en commander avant les fêtes ? André Tordjman n'a pas la réponse. Il sort de son bureau et aborde, l'un après l'autre, une dizaine de clients. "Pour leur demander s'ils savaient ce que c'était et à quel prix ils l'achèteraient. Tous ont dit que c'était une bonne idée de cadeau et que cela valait environ 15 euros. Sans cela, on en aurait commandé une centaine, soit 10 par magasin, pour ne pas prendre de risque. Finalement, on en a vendu 1 000 !"
Dans ses magasins, André Tordjman a aussi tordu le cou aux prix psychologiques, les fameux 9,95 euros. Tous les prix sont ronds. Avantages : le client fait plus vite l'addition et on gagne du temps en caisse. "Arrêtons de former des jeunes qui ne pensent qu'au taux de rentabilité interne, plutôt qu'à la satisfaction du client. Arrêtons de penser que les modèles Excel sont la solution. Lorsque, par exemple, j'ai réfléchi au système d'information, je me suis demandé ce dont j'avais besoin. En tant que prof, j'aurais voulu un maximum d'indicateurs et de données. Mais, comme entrepreneur, j'en ai choisi une petite poignée : le chiffre d'affaires et la marge par référence, le nombre de produits disponibles et vendus à moins de 5 euros..." Et s'il devait à nouveau donner des cours en école de commerce, André Tordjman affirme sans hésiter qu'il insisterait sur la passion de créer, l'envie d'entreprendre, l'émotionnel, pour laisser moins de place aux modèles économiques de mesure de la performance.


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