L’établi est cette table robuste, généralement sur quatre pieds, servant de plan de travail dans diverses activités manuelles. Là, c’est le poste de travail d’un ouvrier de Citroën à Choisy dans les années 60. Demarcy, retoucheur de portières aux « gestes habiles », « paraît presque déplacé, oublié comme un vestige d’une autre époque dans l’enchaînement répété des mouvements de l’atelier ». Mais ce qui étonne, c’est son établi : « il l’a confectionné lui-même, modifié, transformé, complété…Il fait corps avec, il en connaît les ressources par cœur… ». Un professionnel, qui « fait ce qu’il a à faire, ne demande rien à personne…S’il a un problème…il répare l’outil, ou part s’approvisionner au magasin, ou bricole son établi de façon à inventer une méthode inédite ». Ce portrait du professionnel serait digne de figurer dans les Caractères de La Bruyère. « Un artisan, presque un artiste ». Mais le drame se noue : les organisateurs du travail s’intéressent à ce poste, dans un but de rationalisation et de normalisation. Et un beau jour, sans crier gare, Demarcy assiste, impuissant, au remplacement de son outil par un  établi, fruit «  des caprices imprévisibles du bureau des méthodes ». Les conséquences s’ensuiventDésarroi du professionnel, totalement déstabilisé ; inadaptation du poste aux nécessités techniques du métier, rythme de travail brisé, méthodes et tours de mains inopérants, allongement des délais. Autant d’effets qui conduisent les « blouses blanches » à se pencher sur le cas Demarcy, comme les médecins de Molière autour de leur malade. A la différence que leurs observations ne visent pas à remettre en cause leur décision mais l’ouvrier lui-même : humiliations, commentaires vexants et offensants. « Le vieux baisse la tête et ne dit rien ». Mais quelques jours plus tard, de la même manière qu’était « tombé du ciel » l’outil normalisé, celui-ci était remplacé par l’établi « bricolé »… « et personne ne jugea bon de dire un mot à Demarcy sur  ‘l’incident’ ».

    La taupe, c’est l’auteur de ce récit, « l’ÉTABLI ».
Ce n’est pas un roman, mais le témoignage d’un « agitateur ». Robert Linhart, est normalien, un « mao » tel qu’en ont nourri des Althusser, Sart
re et une certaine engeance universitaire, fondateur d’un mouvement, qui devient après 68 la Gauche Prolétarienne. Mais c’est aussi un « établi ». En langage d’initié, il est un de ces jeunes intellectuels pro-chinois, infiltré – établi - en usine pour se rapprocher de la classe ouvrière, l’aider à prendre conscience et à s’affranchir de son exploitation, à résister aux ukases des patrons.

    Avec un grand talent d’écriture, l’auteur pointe du doigt les méfaits d’une organisation bureaucratique et technocratique, dans laquelle l’homme semble n’être qu’un composant  de la  production, au même titre que la matière ou les machines. Ses descriptions, observations, multiples, ses constats sont autant de réponses à la question  que posait un penseur à la même époque : « d’où vient que la matière sorte anoblie de l’atelier, alors que l’homme en sort avili ? » : hiérarchie mal positionnée, sans pouvoir réel et donc réduite au rang de ‘cabots du patron’ ; services centraux, anonymes et cependant tout-puissants ; ordres venus ‘d’en haut’ ; décisions prises sans implication des intéressés, y compris de l’encadrement ; personnel interchangeable ; mise en place d’un contre-syndicat par la direction ; aucune personnalisation des relations, hormis le ‘copinage’ et le fayottage auprès des chefs, qui adoucissent l’effet anesthésiant et abrutissant d’un travail machinal…"On pourrait se lover dans la torpeur du néant et voir passer les mois - les années pourquoi pas ?". Au point que le narrateur en arrive même à s’interroger sur la raison d’être de son ‘établissement’ :"je m'étais rêvé agitateur ardent, me voici ouvrier passif". Mais c’est sans compter sur l’impact de l’idéologie quand l’occasion se présente. Pour compenser le temps perdu lors de mai 68, la direction rallonge le temps de travail de 20 minutes, non payées. ‘L‘établi’ active les hommes progressivement repérés, recense les troupes, et avec le support  des ‘camarades’ extérieurs à l’usine organise la lutte : réunions au bistrot, tracts tirés en nocturne, piquets de grève…

   

   Cette histoire, vraie - même si la caricature y a sa place - dépeint un certain monde dont il ne faut pas faire une généralité. Mais ce milieu industriel, influencé par les thèses de James Burnham  (‘Managerial Revolution’, ‘L’ère des organisateurs’) se caractérisait par la conviction, et ses effets conséquents, que Technique, Administration et Organisation tenaient lieu de gouvernement des hommes. Les hommes se révoltent, à la recherche de leur ‘dignité’ perdue – ressort puissant qui permet à 'l'établi' de déclencher la grève. Dans la durée, il ne peut y avoir d’action efficace malgré les hommes.

  

    Le livre permet aussi de saisir quelles utopies animaient ces ‘maos’, mais surtout de mieux comprendre les méthodes utilisées pour exploiter les faiblesses, maladresses, dysfonctionnements, indélicatesses, erreurs, injustices…dans le but d’abattre le système honni.

 

    Un petit livre de poche ( Les Éditions de Minuit, 179 pages) qui, au delà du plaisir de lire, devrait procurer matière à réflexion à toute personne exerçant un management direct ou indirect. Il y a peut être un « établi » dans leur entreprise, qui n’attend qu’un faux pas de plus…Cela existe encore. Nous en avons rencontré.

    CPE est à votre disposition  pour vous en dire plus !

 

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