A MÉDITER

    Ce texte, écrit il y a plus de 160 ans, émane d’un homme politique qui fut ministre des Affaires Etrangères de la II° république. Ne stigmatise-t-il pas les risques d’un étouffement progressif des personnes et de l’initiative privée ? Celle-ci reste le moteur essentiel de toute action humaine, indispensable à la vie du corps social. Le rôle des institutions et de l’Etat devrait être de favoriser l’émergence d’hommes doués de la capacité à entreprendre dans tous les domaines.

    Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et  vulgaires plaisirs, dont ils remplissent leur âme.  Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres ; ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.
    Au-dessus de ceux-là, s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux.  Il ressemblerait à la puissance paternelle, si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche au contraire qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir.  Il travaille volontiers à leur bonheur, mais il veut en être l'unique et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?
   C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre ; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace et dérobe peu à peu chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même.  L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.
   Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière, il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger."

Alexis de Tocqueville 
De la démocratie en Amérique (1835-1840)

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